PRO – Entretien avec Igor RABINER, journaliste russe

Igor Rabiner
Igor Rabiner

Journaliste reconnu et réputé au pays de Tolstoï, auteur de plusieurs livres dont le bestseller Comment a-t-on tué le Spartak*, ou encore plus récemment Comment la Russie a obtenu la coupe du monde de football 2018**, Igor Rabiner nous a fait l’immense plaisir de répondre à quelques questions sur son métier de journaliste et sur le football en Russie.

Toute l’équipe de Soccer-Populaire tient donc à remercier chaleureusement Igor Rabiner pour sa disponibilité et pour le temps qu’il a pu nous consacrer

Notez que l’interview a été réalisée en anglais, vous pouvez retrouver l’entretien ici en version anglaise.

En tant que journaliste, comment vivez vous l’évolution du métier, notamment avec le développement des réseaux sociaux ?

Tout d’abord, j’ai pris conscience que je devais participer aux deux réseaux sociaux internationaux les plus populaires – Twitter et Facebook – tout comme aux deux réseaux russes – Odnoklassniki et VKontakte. Particulièrement, les deux premiers vous donnent beaucoup d’opportunités pour obtenir une information rapidement quand vous en avez besoin. Vous recevez et donner des informations. J’ai plus de 10 000 followers sur Twitter et plus de 1000 amis sur Facebook, donc si vous exprimez un quelconque fait ou une opinion sur chaque sujet (ce qui prend beaucoup moins de temps que d’écrire une histoire), ça se répand à un grand nombre de personnes immédiatement. En termes d’influence, c’est très important.

En juin dernier, j’ai dû faire face à une situation difficile lorsque j’ai été injustement remercié de « Sport-Express » – le journal pour lequel j’ai travaillé pendant 18 ans (en Aout, je suis allé devant le tribunal et j’ai obtenu gain de cause en Novembre, prouvant ainsi que j’avais été viré illégalement). J’ai donc immédiatement envoyé quelques tweets après que le PDG ait pris cette décision. « Sport-Express » voulait garder l’histoire « sous le tapis » comme on dit en Russie, mais de manière assez surprenante pour eux, tout le pays a appris ce qui s’était passé. Le même jour, sur Facebook, j’ai reçu un message de mon futur employeur – le PDG de Championnat.com, qui a exprimé son intérêt. Cela veut bien dire que les réseaux sociaux sont importants. Mes tweets ont été cités par tous les sites internet sportifs importants, et la seule radio de sport russe m’a interviewé pendant 10 minutes, alors qu’un des tops sites internet de sports russe a réalisé une longue interview avec moi. Je pense que tout ceci ne serait jamais arrivé sans Twitter et Facebook.

En parlant de football russe, comment décririez-vous le niveau de la RPL, comparativement aux championnats Ouest Européen ?

En termes de football, je pense qu’on peut comparer la RPL avec les championnats italiens et français, mais le niveau reste inférieur aux championnats anglais, espagnol et allemand. Le plus gros problème n’est pas le niveau de football mais les mauvaises infrastructures, la violence dans les stades et la corruption. L’année dernière, un vrai homme de football, Nikolay Tolstykh, est enfin devenu Président de l’Union du Football Russe, donc j’espère qu’il pourra nettoyer notre football et le rendre plus juste. Cependant, il a beaucoup d’ennemies d’influence.

Nikolay Tolstykh, est enfin devenu Président de l’Union du Football Russe, donc j’espère qu’il pourra nettoyer notre football et le rendre plus juste

Que peuvent espérer les équipes russes en compétitions européennes ? 

Je pense que les clubs russes peuvent gagner l’Europa League (ce qu’ils ont fait avec la coupe UEFA avec le CKSA-Moscou et le Zenit Saint-Pétersbourg en 2005 et 2008). Concernant la Ligue des Champions, il est difficilement envisageable de voir un club russe aller plus loin qu’un quart de finale pour l’instant.

Récemment, de bons et réputés entraîneurs sont arrivés en Russie (Hiddink, Bilic, Spalletti ou Emery, même si ce-dernier a finalement été remercié). De même, des joueurs comme Eto’o, Hulk, Witsel ou des joueurs à « potentiel » (Boussoufa, Elm, Romulo, ….) sont plus enclins à venir s’installer en Russie maintenant. L’argent est-il la seule explication à ce phénomène ?

Indéniablement, l’argent est un facteur très important. Peut-être la raison numéro 1. Mais ce n’est pas comme le Moyen-Orient où les joueurs et les entraîneurs vont exercer seulement pour l’argent. Guud Hiddink, en travaillant avec l’équipe nationale, a prouvé que des professionnels réputés pouvaient obtenir des très bons résultats ici : avant lui, aussi bien l’URSS que la Russie n’atteignaient même plus le second tour d’une Coupe du Monde ou d’un Euro depuis 1990, et il a obtenu le bronze à l’Euro 2008, en montrant notamment une performance brillante contre les Pays-Bas en quart de finale. Dick Advokaat a gagné la coupe UEFA avec le Zenit. Vous avez donc des motivations sportives qui peuvent vous amener à vous installer ici. Bien sûr, vous devez également avoir un certain esprit d’aventure, mais dans le monde du football vous pouvez trouver beaucoup de personnes de ce type.

En parlant d’Unai Emery, sa situation m’a beaucoup surpris. Il a une très bonne réputation et était vu comme un futur top entraîneur en Espagne. En tant que spécialiste du Spartak, comment expliquez-vous l’échec d’Emery et comment voyez-vous le futur du club ?

Malheureusement, il n’a pas réussi à établir une bonne relation avec les joueurs. Lors des derniers matchs de son Spartak, aussi bien les joueurs sur le banc que beaucoup des joueurs du 11 titulaires étaient contre lui ! Il travaillait beaucoup, montrait beaucoup de passion, mais il semble que son manque d’expérience à l’étranger ait été un obstacle trop important. L’équipe, qui a très bien commencé en juillet et en août jouait de plus en plus mal en automne, et c’était uniquement le résultat de ses problèmes de communication avec l’équipe. Je souhaitais vraiment qu’il travaille au moins jusque la fin de la saison, mais c’était évident qu’il savait de moins en moins ce qu’il devait faire. Je lui souhaite le meilleur à Séville mais son expérience russe n’a pas été concluante.

Au début de la saison, une équipe semblait supérieure à toutes les autres équipes russes. Je parle évidemment du Zenit. L’équipe de Spalletti jouait un football incroyable et je les voyais même favori de leur groupe de Ligue des Champions. Mais la situation a beaucoup changé après l’arrivée de Witsel et Hulk. Des joueurs comme Denisov ont commencé à critiquer la politique du club, notamment en ce qui concerne les salaires. Quelle est/était la situation exacte du conflit et comment les fans réagissent à cette situation ?

La réaction de supporters a été plutôt neutre. Un des plus gros problème du Zenit résidait dans l’incompréhension entre Spalletti et un groupe influent de joueurs russes. La différence de salaire entre les tops étrangers et les russes à l’Anji est beaucoup plus grande, mais rien de ce qui s’est passé au Zenit n’est arrivé là-bas parce que l’Anji a un projet totalement nouveau sans grande réussite pour le moment. Mais le Zenit reste sur deux titres de champion consécutifs avec un noyau important de joueurs russes, la plupart d’entre eux ayant même gagné la coupe UEFA en 2008 et sont donc très unis et se sentent proches les uns des autres. Quand la direction du club commence à payer n’importe qui BEAUCOUP plus cher que ce que sont payés les vainqueurs, et que Spalletti montre qu’il va compter sur ces nouveaux hommes, la réaction contraire se produit. Le management aurait dû prendre en compte cette réaction et aurait dû travailler avant pour la minimiser.

En novembre, Spalletti a sévèrement et personnellement critiqué plusieurs joueurs russes de haut niveau lors d’une conférence de presse après le match nul contre le CSKA, et l’équipe a réagi très nerveusement parce que Spalletti aurait pu dire toutes ces mauvaises choses aux joueurs en privé. Si vous dirigez pendant 3 ans à la manière de John Kennedy, vous ne pouvez pas vous changer un jour en Saddam Hussein, ça ne marchera jamais. Le jour suivant, au cours d’une réunion de l’équipe, les joueurs russes ont adressé beaucoup de critiques directement à Spalletti. Maintenant, pendant la trêve, nous verrons ce que Spalletti sera capable de faire pour rendre la situation psychologique de l’équipe normale et pour intégrer Hulk et Witsel dans une vision de performance d’équipe. En automne c’était impossible à cause de l’enchaînement des matchs qui rendait presque impossible tout processus d’entrainement.

De ce que j’ai pu vivre quand j’étais à Moscou et notamment lors du match d’Europa League entre Anzhi et AZ au Lokomotiv stadium, j’ai pu comprendre que l’Anzhi n’est pas très populaire parmi les fans de football en Russie et beaucoup d’entre eux détestent ce club. Quel est le réel projet de Suleyman Kerimov ? S’agit-il seulement de football ou existe-t-il quelque chose de plus derrière ce projet, comme le développement du Daguestan grâce au football ?

Anji n’est pas populaire, tout d’abord parmi les supporters radicaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Tous sont des nationalistes russes et détestent les gens des républiques du sud de la Russie des montagnes du Caucase, y compris le Dagestan. De plus, Anji et Kerimov sont très riches, ce qui ajoute une haine sociale à la haine nationaliste. Ces personnes se moquent du football, et sous Guus Hiddink, Anji obtient de très bons résultats. D’ailleurs il s’agit d’un réel prétendant au titre cette saison. Le but de Kerimov va au-delà du simple football. Le Dagestan est une des régions les plus pauvres de Russie, le taux de criminalité y est très élevé, et le football pourrait être source de stables et importantes émotions pour sa population.

Anji n’est pas populaire, tout d’abord parmi les supporters radicaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg. Tous sont des nationalistes russes et détestent les gens des républiques du sud de la Russie des montagnes du Caucase, y compris le Dagestan.

2018 est une année important pour le football russe. Vous avez écrit un livre sur l’attribution de la Coupe du Monde à votre pays. Malheureusement, en France, nous n’avons pas accès à toutes ces informations. Pouvez-vous nous en dire plus sur le projet russe ? Où en est-on dans la préparation (stade, transport, …). Quelles sont les attentes de la fédération russe concernant le développement du football en Russie ?

La préparation avance plutôt activement. Les 11 villes qui accueilleront des matchs de la Coupe du Monde ont été désignées en septembre, et il sera juste de noter que ce choix, officiellement pris par la FIFA (mais très douteux étant donné que Joseph Blatter ne pouvait apporter certaines réponses sur des billes particulières lors de la conférence de presse, orientant ces questions vers Vitaly Mutko), a surpris beaucoup de personnes. La seule ville en dehors de Moscou qui compte 2 équipes en Russian Premier League, la confortable ville du sud, Krasnodar, n’a pas été retenue, au même titre que la plus colorée des villes russes, Yaroslav. La Russie doit construire presque toutes les infrastructures, pas seulement les stades, mais également les aéroports, les routes, les chemins de fers. Je suis sûr qu’au final tout sera prêt parce que la spécialité russe de tous les temps est de montrer au monde entier à quel point nous sommes grands, même si à l’intérieur du pays, c’est de pire en pire.

En France, et en Europe de l’Ouest en général, les supporters russes n’ont pas un très bonne réputation (fight, racisme, …). Quelle est la situation exacte concernant ce sujet ? Le football est-il important dans la société russe ? Ayant passé quelque mois à Moscou, j’ai eu la possibilité de parler avec des supporters et j’ai réalisé que beaucoup d’entre eux n’aiment pas vraiment le football russe et sont plus intéressés par le football Ouest-Européen, et particulièrement le football anglais. Partagez-vous ce sentiment ? Comment les russes perçoivent-ils leur football ?

La situation est exécrable. Les stades sont occupés par des supporters radicaux avec des fumigènes, qui ne cessent de proférer des gros mots, des expressions nationalistes et insultent leurs adversaires plutôt que de supporter les leurs. Les gens « normaux », les familles avec enfants ne vont pas au stade parce que c’est dangereux. C’est pour cela que l’affluence moyenne ne dépasse pas les 11 000 spectateurs, ce qui est une honte pour un championnat avec de tels moyens et de tels joueurs.

Les familles avec enfants ne vont pas au stade parce que c’est dangereux. C’est pour cela que l’affluence moyenne ne dépasse pas les 11 000 spectateurs, ce qui est une honte pour un championnat avec de tels moyens et de tels joueurs.

Récemment, un vieux sujet a été remis à jour par quelques présidents d’équipes russes et ukrainiennes. Il s’agit de la possible création d’un championnat transnational regroupant les meilleures équipes russes, ukrainiennes et biélorusses. Je sais qu’une telle ligue existe en hockey sur glace (KHL) et également en Basket (VTB League). Que pensez-vous de ce sujet ? Est-il possible de voir naître un tel championnat ?

Je ne pense pas. Comment pourrions-nous gérer le problème majeur de la représentation des pays participants à la Ligue des Champions ? De plus, pour l’instant, seuls 3 clubs russes soutiennent totalement l’idée – CSKA, Zenit et Anji. Mais sans le Spartak Moscou, le club le plus populaire du pays, l’idée est vouée à l’échec, et pour l’instant le Spartak ne soutient pas cette initiative. Aussi, le second pays clé, l’Ukraine, a encore beaucoup de préoccupations, y compris les deux plus gros clubs – Shakhtar Donetsk et Dinamo Kiev. Je pense que l’initiative est le résultat du fait que le nouveau président de l’Union du Football Russe, Nikolay Tolstykh, est un leader fort qui ne veut pas respecter toutes les demandes et tous les désirs des trois tops clubs, ce que faisait son prédécesseur, Sergei Fursenko. Alexei Miller, le directeur de Gazprom et propriétaire du Zenit,, a exprimé le désir de voir se créer un tel championnat juste après que le Zenit eût reçu une défaite sur tapis vert, 0/3, résultat du match contre le Dinamo Moscou, match au cours duquel le gardien, Anton Shunin, a été blessé par un pétard en première mi-temps. Il apparaît simplement que M. Miler n’était pas content du nouveau leadership du football Russe, c’est pourquoi l’idée révolutionnaire a été lancée.

Pour conclure, j’ai été très surpris par l’échec de la Russie lors de l’euro 2012. Comment pouvez-vous expliquer cet échec ? Comment voyez-vous le futur de l’équipe nationale russe avec Capello à se tête ?

Après la qualification pour l’Euro, le président de l’Union du Football Russe, Sergei Fursenko, a publiquement annoncé que le contrat du sélectionneur Dick Advokaat serait signé AVANT l’Euro 2012. Mais en début d’année, quelque chose est arrivé – Fursenko aurait reçu des coups de fil provenant de personne haut placée en politique. Advokaat n’a pu le joindre pendant un long moment et finalement, à la fin du mois d’avril, Fursenko lui a signifié que la question de son nouveau contrat serait discutée seulement après le tournoi (ce qui allait à l’encontre de son contrat). Advokaat s’est senti trompé et a immédiatement signé avec le PSV. Tout cela a fortement influencé à la fois l’intensité de la préparation et l’approche des joueurs. Historiquement, la Russie réussit au niveau international seulement après une préparation physique intense (comme avec Valery Lobanovky en 1988 et Guus Hiddink en 2008), mais cette fois, c’était très très light. L’équipe est donc arrivée à son pic de forme lors du dernier match amical contre l’Italie (victoire 3/0) et lors du premier match de l’Euro contre la République Tchèque (victoire 4/1), ensuite le niveau physique a commencé à baisser : les deuxièmes mi-temps contre la Pologne et la Grèce étaient pauvres. De plus, c’était le bordel à l’hôtel « Bristol » au centre de Varsovie, les joueurs passaient leur soirée avec les familles dans le Lobby Bar. Ils avaient plus l’air en vacances qu’en compétition internationale.

Concernant Capello, il a très bien commencé, et suscite beaucoup de respect dans l’équipe et dans le pays en général. Il travaille très dur, se rendant à 3 ou 4 matchs dans différentes villes chaque weekend. Il a appris à l’équipe comment défendre à une vitesse incroyable. Le style, en revanche, est moins spectaculaire que sous Hiddink ou Advokaat, mais les résultats sont là pour l’instant. Si la Russie gagne contre l’Irlande du Nord le 22 mars prochain, le match contre le Portugal ne sera même pas décisif avec l’écart actuel de 5 points entre les deux équipes.

*en VO : Как убивали «Спартак

**en VO : Как Россия получила чемпионат мира по футболу – 2018

Un grand merci à Igor Rabiner pour sa participation et sa disponibilité et lui souhaitons bonne continuation.

Soyez le premier à commenter

Poster un Commentaire